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Le grand Livre
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REFLEXIONS & PERSPECTIVES / Contributions / Page 208 • Publiée le 20/11/2018

Réflexions sur la décentralisation par Bernard Faivre D’Arcier

" La décentralisation théâtrale, 70 ans après : histoire et perspectives"

Cette conférence de Bernard Faivre d’Arcier a été donnée le mercredi 21 septembre 2016 à l’Université François Rabelais de Tours dans le cadre de la rentrée culturelle organisée par la Ville de Tours, l’Université François-Rabelais et le Théâtre Olympia, Centre Dramatique Régional de Tours.
Elle était placée sous le parrainage du Ministère de la Culture et de la Communication avec le soutien du Comité d’histoire.


 
Tout observateur étranger débarquant en France serait étonné par une apparente contradiction. D’un côté, des bilans impressionnants de la fréquentation des festivals d’été et notamment du Festival d’Avignon qui vient de clore en juillet dernier sa 70ème édition, et de l’autre, des articles de presse ou des études universitaires déplorant un supposé échec de la démocratisation culturelle. Jean Vilar en installant des chaises de jardin dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes face à une scène de tréteaux, construite par les soldats du 7ème Régiment de Génie basé à Avignon, n’aurait jamais imaginé qu’au terme de sept décennies une modeste semaine d’art dramatique se serait transformée en un festival tenant, avec son cousin écossais d’Edinbourgh, le premier rang mondial.

Pour qui a suivi depuis un demi siècle l’évolution du théâtre en France, la transformation du paysage théâtral est indéniable : le désert français ne l’est plus, les festivals se comptent par centaines, les salles de théâtre aussi.

Comment expliquer qu’au lieu de se réjouir d’une telle explosion des formes dramatiques, la classe intellectuelle, politique et médiatique porte un regard fatigué, désabusé, cynique ou décliniste envers ce grand mouvement historique, cet effort considérable des pouvoirs publics, allant même jusqu’à s’interroger sur l’opportunité d’un soutien public aux arts de la scène. À quoi tient cette corruption de la pensée qui ferait du théâtre un art sans avenir dans un monde d’images mécanisées ? Peut-être cela est-il dû à trop d’espérance, d’espoirs mis, jadis, dans l’art dramatique supposé mieux capable de transformer le monde que l’action militante, syndicale ou politique.

Laissons d’abord au théâtre le soin de faire ce qu’il peut faire en tant qu’art. Il ne peut pas changer la société, et ce n’est pas son but. Il ne peut pas recréer la soit disant démocratie athénienne, ni combler les lacunes du système éducatif, ni abolir les inégalités sociales, ni panser les plaies des banlieues, ni résoudre les contradictions des identités culturelles d’aujourd’hui.

Le théâtre est-il encore utile alors que certains ne cessent d’en faire un art condamné, périmé voire archaïque ? Pour la sphère marchande, le théâtre n’est pas un domaine d’exercice intéressant. Ce n’est pas vers lui que les espérances spéculatives, les mouvements de capitaux pourraient se diriger. Signe de notre époque, on s’efforce de justifier le soutien aux arts non pas tant pour leur valeur propre pour les individus et notre civilisation, mais par des justifications économiques en termes de retombées financières, d’emploi, de parts de PIB. Et on met en valeur les industries culturelles ou créatives qui seules auraient le mérite d’être quantifiables. Or le théâtre, le spectacle vivant en général qui ne peut se reproduire que dans les conditions du vivant, n’est pas une industrie culturelle mais un artisanat de prototypes. Cela le met d’ailleurs à l’écart de la révolution numérique qui occupe tant les penseurs d’aujourd’hui. C’est à la fois une force et une faiblesse. Le théâtre est dispensé des luttes entre groupes financiers, de la standardisation mécanique à l’échelle mondiale comme peuvent l’être le cinéma ou la musique et même le livre mais d’un autre côté le théâtre n’est plus dans le champ de vision des puissances qui nous gouvernent, toute absorbées qu’elles sont par les rapports de force économiques.

Le théâtre serait également frappé d’un autre malheur consubstantiel : il serait élitaire. Il est curieux d’ailleurs que ce soit les élites elles-mêmes qui ne cessent de le proclamer. Minoritaire assurément, le théâtre l’est. Il ne faut pas attendre de lui qu’il rassemble des foules, peuplent des stades puisque, précisément les conditions de sa représentation supposent de garder vivante et proche cette relation mystérieuse et sensible qui lie la scène et la salle, l’acteur et le spectateur. Bien d’autres arts partagent cette opprobre : la poésie, la littérature même, la musique classique, le cinéma d’art et d’essai. Si on doit juger du droit de vie et de mort par les seuls critères de la quantification « audimatique », la société s’enliserait dans un cycle de consommation de loisirs et de divertissements excluant toute diversité, toute recherche, toute alternative. C’est une nécessité presque écologique, la sauvegarde d’une biodiversité intellectuelle indispensable.

Le procès d’élitisme est un mauvais procès fait au théâtre et propagé par des élites qui, elles-mêmes, se sont désintéressées de cet art et ont failli aux responsabilités historiques qu’avant elles l’aristocratie et la haute bourgeoisie avaient pourtant soutenues

Le théâtre n’est pas une forme condamnée par l’histoire, pas même celle des technologies de communication. Ses formes ont toujours évolué, il a toujours volontiers coopéré avec d’autres disciplines comme la danse, la vidéo ou les arts plastiques. On a su faire, comme disait Vitez « théâtre de tout » et j’ajouterai « partout », de la rue à la scène à l’italienne, de la friche à l’amphithéâtre de plein air. Il peut se passer de la langue mais a toujours un langage ; il s’est aussi enrichi en langues étrangères depuis qu’on peut plus facilement diffuser le théâtre dans sa langue originelle par l’emploi des surtitrages et peut-être demain des lunettes de réalité augmentée. Il a toujours marché sur ses deux jambes : le répertoire et le contemporain, étant bien conscient qu’une partie du contemporain deviendra le répertoire de demain.

Mais il est vrai que les formes artistiques du théâtre comme ses capacités de rassembler des publics différents dépendent beaucoup de ses propres conditions de production et de diffusion. L’Europe est riche de systèmes théâtraux différents, dont il serait inadéquat de forcer à la convergence. À ce titre, on peut distinguer un style anglo-saxon qui met l’accent sur l’auteur et l’acteur et compte beaucoup sur la billetterie engendrée pour survivre. Il y a aussi un ensemble germano-russe qui s’appuie sur des théâtres de répertoire qui disposent de gros établissements avec des troupes permanentes de comédiens et enfin un système latin – dont la France – qui est surtout fondé sur des projets de metteurs en scène lesquels ont conquis une position dominante et qui offre une très grande variété de formes tant que cette production de prototypes peut s’appuyer sur le régime de l’intermittence du spectacle.

Et le théâtre d’art a besoin plus que jamais d’un soutien public car les lois économiques, connues depuis des décennies (comme la loi de Baumol) rappellent que l’écart va croissant entre des dépenses en augmentation régulière et des ressources limitées notamment de la part des spectateurs eux-mêmes. Le mécénat comme le crowdfunding restant des ressources seulement complémentaires et aléatoires. Le soutien public en France a permis, si on raisonne en termes économiques, d’accroître fortement l’offre des spectacles alors que la demande, c’est-à-dire le nombre de spectateurs reste stable en dépit des techniques de marketing que les administrations des théâtres savent désormais employer. Car la formation d’un public de théâtre est plus une affaire d’éducation aux arts, de formation au sein de l’école, de soutien médiatique également qu’une affaire de force de vente et d’emploi des réseaux sociaux. C’est donc désormais la diffusion qui est le goulot d’étranglement et qui pose problème au théâtre.

La situation en France présente des particularités très marquées car le théâtre de l’aristocratie puis de la bourgeoisie n’a été fixé qu’à Paris, la province n’étant guère considérée que comme une opportunité de diffusion complémentaire. L’histoire du théâtre français a été essentiellement celle du théâtre à Paris reflétant ainsi la forte centralité du système économique, politique et médiatique de notre société. C’est bien contre cette atrophie qu’a voulu réagir le mouvement de décentralisation théâtrale, instrument d’une démocratisation nouvelle conçue à l’origine comme la dissémination d’un corpus culturel, cousin du corpus éducatif.

C’est donc bien un courant politique, un mouvement de pensée humaniste, social, sinon socialiste qui est le moteur de cette profonde réorganisation du paysage théâtral. Il s’est appuyé sur une doctrine élaborée à l’occasion de quelques moments forts de prise de conscience politique, reliant art, culture et éducation. Le Front Populaire, les mouvements de jeunesse (y compris Jeune France à l’orée du régime de Vichy), le Conseil National de la Résistance, les associations d’éducation populaire, la création du Ministère de la Culture enfin, ont convergé pour bâtir cette décentralisation théâtrale conçue d’abord comme une délocalisation, comme un réarrangement des rapports entre Paris et les régions de France. Mais le concept même de décentralisation théâtrale n’est pas qu’une expression géographique, la préoccupation d’un nouvel aménagement du territoire. Derrière ce terme, s’est manifesté et se manifeste toujours un débat politique destiné à durer : celui de la démocratisation de la culture. Autrement dit, on a considéré que la décentralisation théâtrale devait être l’instrument principal d’une démocratisation culturelle.

Or cette expression, très spécifiquement française, demeure un mot ambigu, contesté voire essoré. On lui a opposé dès les années 70 l’alternative de la démocratie culturelle. On lui a confronté la culture populaire voire prolétarienne et aussi des cultures régionales identitaires précédant déjà le débat entre communautarisme / intégration / assimilation. Et cela parfois avec des positions politiques à fronts renversés comme avec un parti communiste revendicateur de la création et une mouvance socialiste plus attirée par l’animation culturelle voire socioculturelle.

Le terme de démocratisation culturelle est presque intraduisible ou disons inaudible pour des pays voisins comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Chez nos partenaires européens, on parle plutôt d’élargissement du public et des techniques de marketing afférentes plutôt que de volonté de transformation sociale. Car on a chargé, en France, le théâtre d’une mission trop lourde pour lui seul. On ne demande pas autant à la musique, au cinéma, aux arts plastiques et même à la littérature. La notion de théâtre populaire est bien différente de celle de musique populaire, cinéma populaire, livre populaire. Le théâtre populaire a été brandi par noblesse d’âme comme un oxymore selon lequel tout individu citoyen pourrait, devrait, quelle que soit sa condition socioprofessionnelle ou son cursus éducatif, être ouvert et sensible aux plus hautes exigences artistiques. Dès lors, le théâtre, plus proche que d’autres arts de la parole morale ou politique, serait plus susceptible de participer à la diffusion des Lumières, à la transmission des valeurs républicaines, à la correction des inégalités scolaires et sociales et tout cela sans être pour autant gratuit, laïque et obligatoire comme l’école elle-même. Même si certains l’ont souhaité, y compris Vilar plaidant pour un théâtre devenu service public au même titre que la distribution de l’eau, du gaz, ou de l’électricité.

Le théâtre, secteur public, a été porté par l’État dans un pays à la fois exsangue après la guerre et très centralisé. Sa délocalisation fut le fait d’un petit nombre de personnalités : artistes, fonctionnaires et animateurs de mouvements d’éducation populaire. Car à l’époque (1946/1947) il n’y avait guère au Secrétariat d’État aux Beaux Arts qu’un simple bureau en charge des théâtres. L’histoire a d’autant mieux retenu le nom de Jeanne Laurent qu’elle était toute seule à y croire. Il n’y avait pas d’ailleurs de plan d’ensemble. Rappelons que le Festival d’Avignon lui-même est né du hasard. Le théâtre y fut invité comme activité de complément à une exposition d’art contemporain avant de prendre toute sa place au Palais des Papes. Et le grand mouvement de la décentralisation dramatique fut d’abord une sorte de bricolage artisanal et pionnier grâce à des relations fortement personnalisées entre quelques « animateurs de théâtre » comme on disait à l’époque et une administration elle-même fragile qui en fit ses missi dominici. Mais ce fut un début généreux, missionnaire dans l’âme, dans les quatre directions géographiques du pays.

Le tout se sera construit dans une certaine indifférence des collectivités territoriales. Et sans appui d’ailleurs de la presse ni des milieux intellectuels français. Ces artisans missionnaires armés de leur seule sincérité et de leur volonté farouche de toucher le public, gratifiés seulement du sourire des néophytes que les photos de l’époque ont retenus dans leur mémoire argentique, ne se comptent somme toute que sur les doigts des deux mains. Ce n’est que progressivement que le théâtre est entré dans le champ des débats idéologiques des intellectuels français. Ce débat a d’ailleurs failli étouffer cette volonté d’ancrer en région les centres de création, c’est-à-dire des lieux davantage tournés vers la production que la diffusion. Mais l’interprétation française du brechtisme aura eu au moins le mérite de renforcer le rôle du metteur en scène comme architecte du tout. Les débats qui culminèrent en 68 et notamment la rencontre de Villeurbanne auront permis à l’artiste lui-même de devenir le partenaire principal du pouvoir central, renouant ainsi avec la figure de l’artiste interlocuteur du prince, fut-ce ce dernier républicain. Sans doute cette phase dut-elle s’avérer nécessaire et peut-être utile, même si elle a artificiellement opposé la production et la diffusion, la création et l’animation culturelle.

L’action de l’État et tout particulièrement d’un Ministère de la Culture séparé de l’éducation populaire et de l’action socioculturelle s’est d’autant plus centré sur le rôle confié aux artistes que le second rénovateur après Malraux, à savoir Jack Lang, était d’abord attiré par la relation aux artistes pour avoir été le fondateur d’un mémorable festival de théâtre. Un ministère porté vers et par les créateurs faisait sa place dans un univers administratif qui, jusqu’alors privilégiait la culture à l’art et concevait le développement culturel comme une simple dimension parmi d’autres de l’aménagement social du territoire.

Cette spécificité de l’histoire française a conduit à un certain enchevêtrement d’institutions, parfois concurrentes mais le plus souvent complémentaires et dès la fin des années 80 le paysage théâtral français s’énonçait déjà ainsi : d’un côté une quarantaine de centres dramatiques dits nationaux ou régionaux presque exclusivement dirigés par des artistes en l’occurrence des metteurs en scène, fort rarement par des auteurs ou des comédiens (à moins que ces mêmes personnalités aient eu plusieurs de ces qualités) ; de l’autre quelques soixante dix « établissements d’action culturelle » comme on les appelait à l’époque dont la mission était de diffuser des spectacles vivants contemporains. C’était là un ensemble composé de plusieurs couches : Maisons de la Culture, Centres d’Action Culturelle, Centres de Développement Culturel signes de la progressive réduction des ambitions malruciennes, lesquelles étaient à l’origine de créer une cathédrale de l’art par département. Enfin, un ensemble disparate de compagnies en nombre croissant parfois conventionnées, parfois non, disposant d’un lieu ou non et survivant – sans qu’on en ait vraiment pris conscience – grâce à un régime social spécifique, celui de l’intermittence, dont le destin échappait d’ailleurs au Ministère de la Culture mais reposait entre les mains de partenaires sociaux mal ou peu identifiés.

La tâche fut alors, et j’y ai moi-même participé d’organiser une certaine fluidité, une circulation des œuvres, un soutien accru aux plus faibles en redessinant les missions des Scènes Nationales incitées à rentrer en coproduction, à accueillir en résidence des compagnies, tout en gardant l’exigence artistique en ligne de mire.

Nous sommes toujours dans cette configuration avec cette particularité essentielle que les collectivités locales sont désormais de plus en plus sollicitées, y compris pour soutenir financièrement les centres de production que sont les Centres Dramatiques et Chorégraphiques aussi.

Cela a fait très peur aux artistes eux-mêmes qui ont toujours préféré débattre avec un ministre plutôt qu’avec un maire, se sentant eux-mêmes mieux armés pour mobiliser les médias nationaux dans l’hypothèse d’un bras de fer toujours possible. Il est vrai que ces rapprochements entre les institutions ont pu entretenir le risque d’une certaine confusion entre centres dramatiques, scènes nationales, scènes conventionnées, théâtres de ville, centres culturels municipaux. Logiquement un maire, d’abord soucieux de satisfaire tous les segments de sa population électorale, serait conduit à privilégier le soutien à une institution de diffusion, éclectique dans les formes de spectacles invités et ouverte à toutes les catégories de public plutôt que de financer des mises en scène de créateurs, réputés indociles, imprévisibles et peu soucieux de satisfaire la variété des goûts locaux. L’histoire des Centres Dramatiques est parsemée d’ailleurs d’incidents reflétant cette méfiance locale. On a beaucoup écrit sur la tendance systémique des directeurs de CDN de se comporter en corporations et la tentation est facile d’alimenter l’aigreur des petites compagnie envers les grands Centres Dramatiques, de critiquer les échanges endogènes, la coproduction entre pairs sans compter l’acharnement à maintenir sa place et sa position. La question du renouvellement des générations est forcément récurrente. Certains ministres ont tenté, avec ou sans succès, d’acclimater en même temps vieux crocodiles et jeunes caïmans et souvent l’Administration centrale a rencontré plus de difficultés à la sortie d’un Centre Dramatique plutôt qu’à son entrée.

Les Centres Dramatiques sont maintenant une institution dessinée par l’Histoire qui présente un profil spécifique. Leur cahier des charges, ou plus précisément leur cahier des missions, s’est parfois alourdi au point qu’il faut un certain doigté pour respecter toutes leurs obligations, qu’il s’agisse de l’emploi des comédiens, des proportions à présenter au cours d’un mandat entre classiques et contemporains, en spectacles destinés au jeune public, en obligation de consacrer la moitié du budget artistique à des productions dites contractuelles, en partage de l’outil avec des metteurs en scène associés.

Ce ne sont donc pas comme les théâtres allemands ou est-européens de grosses institutions en termes d’effectifs puisque ils ne disposent pas de troupe permanente, ce qui rend récurrente la question de l’augmentation régulière des charges techniques et administratives par rapport aux dépenses dites artistiques. Mais il est quand même remarquable de constater que cette formule a su durer puisque le contrat fondant la décentralisation dramatique et acceptée vaille que vaille par le Ministère des Finances, date de 1972 et qu’il est régulièrement rénové, alors même que le financement de l’État n’a cessé en proportion de diminuer. L’activité d’un CDN est donc régulée par toutes sortes de conditions y compris la durée du mandat de l’artiste à sa tête (4 ans, renouvelable deux fois pour trois ans), une poursuite d’activité étant proposée au sortant sous la forme d’une subvention lui permettant de prolonger son activité de metteur en scène. Cela dit, cet effort louable de clarification et d’énoncé des règles est à l’occasion démenti par les faits : à chacun de juger si l’exception faite est judicieuse ou pas.

Au demeurant, la direction d’un CDN n’est plus forcément le point de passage obligé de la trajectoire d’un metteur en scène. Certains sont rétifs au cahier des charges et non des moindres comme Peter Brook ou Ariane Mnouchkine qui ont préféré indépendance et longévité au renouvellement obligé de la direction d’une institution théâtrale. Et des metteurs en scène de renom ne se dirigent pas dans cette direction comme par exemple Jean-François Sivadier ou Joël Pommerat. Naguère des metteurs en scène indépendants comme les trois complices de l’Aquarium, Jacques Nichet, Jean-Louis Benoît et Didier Bezace sont devenus directeurs de CDN d’importance mais on n’imagine pas aujourd’hui un Gwenaël Morin, un Vincent Macaigne, un Julien Gosselin aspirant à cette institutionnalisation. Cela dit, il ne faut préjuger de rien : Stanislas Nordey a dirigé le Théâtre Gérard Philipe et maintenant carrément un Théâtre National, Thomas Jolly sera peut-être tenté par l’aventure d’un CDN, comme le firent Rodrigo Garcia qui dirige le Centre Dramatique de Montpellier ou Philippe Quesne le théâtre des Amandiers.

L’erreur est de croire qu’on peut continuer un théâtre de compagnie avec des moyens plus importants en accédant à la direction d’un CDN comme si celui-ci était la continuation de celui-là. Mais certains artistes s’y sont un peu perdus, le danger étant d’être absorbé par les tâches de gestion et la responsabilité de la direction d’une équipe qui a été là avant et qui sera là après. D’autres directeurs à l’inverse y ont trouvé le bonheur d’un logis et n’ont pas manqué d’habileté pour y rester le plus longtemps possible.

C’est pourquoi un jugement sur un CDN ne doit pas être isolé d’une vision d’ensemble du paysage théâtral français dont il est une des composantes. Tantôt on le prend pour une institution alors qu’en comparaison avec un théâtre de Land il est petit par la taille et contrefait car il ne dispose pas d’un ensemble permanent d’interprètes. Il est jalousé par les compagnies qui n’ont pas de lieu. Il est tenu pour bureaucratique par ceux qui ignorent le poids inévitable des dépenses administratives et techniques et il est tenu pour une porte fermée par les innombrables quêteurs de coproduction et de diffusion. Et enfin, il est souvent mal estimé par les médias nationaux qui ignorent tout de la vie en région, et jugé peu innovant parce que, Dieu merci, leur programmation comporte souvent les mêmes spectacles, ceux qui précisément méritent d’être diffusés dans toute la France.

Les CDN sont devenus indispensables à la diffusion du théâtre contemporain. Ce sont des lieux d’élaboration du théâtre par leur productions propres et par leurs coproductions majoritaires. Certains déplorent que la liste des coproducteurs ne cesse de s’allonger mais c’est en même temps la garantie d’une diffusion certaine, décidée par une prise de risques commune. L’étrangeté de notre paysage théâtral reste qu’il est difficile pour les productions de nos grandes villes d’être présentées à Paris. A moins d’une invitation par un Festival d’Automne ou le Théâtre de la Ville à Paris, bien des spectacles ne passent pas par la capitale à moins de louer un théâtre privé ou bien de se contenter d’une petite salle alors que, paradoxalement, les CDN disposent maintenant, et ce fut un long combat, de théâtres dignes de ce nom. Tours en sait quelque chose.

Un CDN est donc à la fois un élément du réseau national qui le charge d’une ambition artistique exigeante et qui fonde l’essence même de son label et en même temps un lieu culturel d’agglomération qui doit tenir compte des spécificités d’un public local qui, évidemment, n’est pas le même selon la taille de la ville, sa localisation, ses caractéristiques sociologiques, son rayonnement etc. Et les directeurs des CDN réunis à l’occasion de cette conférence le démontreront aisément : entre Tours, Vire, Aubervilliers et Bordeaux, que de différences !

Mais tous vont être confrontés à une perpétuelle interrogation, la récurrente et lancinante question des publics eux-mêmes. Car le défi à venir est celui de répondre à une question simple, voire simpliste : à qui servent les CDN  au terme d’une aussi longue histoire ? On rejoint ici l’interrogation que je posais au début : dans quelle mesure demande-t-on au théâtre de rassembler un public qui soit grosso modo le reflet de la société c’est-à-dire de la composition socioprofessionnelle des spectateurs ? En tant qu’institutions locales et nationales, les CDN seraient des lieux institutionnels qui ne sont fréquentés que par une classe sociale privilégiée par son niveau d’éducation, ses revenus et son appétence envers une culture plus ou moins déclarée sinon bourgeoise, du moins élitaire.

Déjà depuis plusieurs années, certains, je dirais même plutôt certaines dressent des statistiques des programmes de théâtre pour rappeler que la parité hommes/femmes est loin d’être atteinte qu’il s’agisse des auteurs, des metteurs en scène ou même des interprètes. Ce soir, elle est largement acquise. Elle l’est aussi globalement en termes de public puisque ce dernier est globalement composé majoritairement de femmes. On comprend cette aspiration à la parité sans savoir pour autant comment faire évoluer au mieux la situation. Faut-il le faire par l’instauration de quotas, par des actions de discrimination positive, ou faut-il compter avec le temps pour une lente évolution des vocations et des métiers ?

Mais bientôt la question sera celle de la diversité socioprofessionnelle. Le théâtre ne sert-il qu’à des privilégiés ? L’ensemble des contribuables ne paye-t-il pas pour les loisirs des mêmes usagers ? Il pleut toujours où c’est déjà mouillé. À quoi ont servi, par exemple, les CDN de la région parisienne qui ont été précisément créés en dehors de la capitale pour attirer les publics des banlieues alors qu’en fait ils sont fréquentés par des Parisiens habitués des théâtres et des festivals ? C’est une question très difficile à résoudre, même si l’histoire est féconde d’expériences et de volontés tournées justement vers ce qu’on appelait en 68 le non public. Le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en est l’exemple le plus fourni.

Cela mérite de retourner la question à celui qui la pose. Faut-il, pour qu’un art existe, qu’il ait un public représentant la composition sociale de la population dans son ensemble y compris la population des communautés émigrées. Va-t-on évaluer l’activité artistique de ces centres de création par une batterie d’indicateurs spécifiant le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, le revenu, la religion ou la culture des parents ? Un CDN dont la fondation a souvent nécessité un long temps de préfiguration et lorsqu’il bénéficie enfin d’une salle digne de ce nom le plus souvent située dans un centre ville, est-il l’outil adéquat pour répondre à la question de la disruptivité française ? L’action d’un CDN vers le public peut-elle d’ailleurs pallier l’inégalité scolaire, l’urbanisme éclaté en quartiers, rompre les plafonds de verre qui font que l’on ne fréquente pas un lieu dès lors qu’on croit qu’il n’est pas fait pour soi, sa famille ou ses voisins. La tâche sera donc grande et l’argumentation à élaborer devra être habile pour que le théâtre public français, notamment sous la forme de ses Centres Dramatiques ne soient pas pris à partie par des discours tantôt populistes tantôt communautaristes, ce qui pourrait ruiner la longue histoire d’un théâtre d’art enfin présent dans nos grandes agglomérations ?

Cette préoccupation est maintenant partagée par des metteurs en scène ou des chorégraphes qui comptent, dans un premier temps, ouvrir à la diversité sociale le recrutement de leurs interprètes ; ce qu’ont entamé par exemple Stanislas Nordey et Stéphane Braunschweig , avec leur Atelier « 1er Acte ». Mais comment répondre à Rachid Ouramdane, nouveau directeur du CCN de Grenoble lorsqu’il affirme que « les théâtres français sont la triste démonstration de l’absence de diversité culturelle et que la France ne sait pas assumer son pluriculturalisme » ?

Faudrait-il engager les CDN dans la recherche prioritaire de publics que, par euphémisme, on nomme empêchés ou éloignés ? Mais cet art qui est porté par nos Théâtres est il celui qui est attendu ou même seulement entendu ? Ou faudra-t-il inventer de nouvelles formes institutionnelles, administratives et financières avec les Collectivités territoriales, les réseaux et associations locales (ce que le monde anglo-saxon appelle « communities ») ?

Je penche plutôt vers cette dernière hypothèse, qui s’accorde d’ailleurs à l’évolution du spectacle vivant avec le succès confirmé du cirque, du théâtre de rue, du hip-hop, des Festivals en tout genre. Reste la question des moyens d’une Nation : peut-elle entretenir tout à la fois notre patrimoine théâtral et soutenir l’invention de nouvelles formes créatrices répondant aux attentes d’une société en pleine transformation ?

Bernard Faivre D'Arcier

Texte paru dans par chmc1 - Politiques de la culture (publié 14 novembre 2016)

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